Je veux tout de même écrire un article d’actualité sur la mort, parce qu’elle a été d’actualité durant toute ma vie alors elle mérite un petit article, non ? Si vous avez lu le petit texte du prix Nobel de littérature que j’ai posté section 21, vous aurez capté que des gens comme nous ont compris que derrière toute les comédies et les simagrées qu’on joue sur cette terre et dans cette vie, c’est finalement la mort qui nous intéresse le plus, la destination finale.
Quand je suis allé en Inde à 19 ans pour aider, faire du bénévolat, eh bien à Calcutta il n’y avait que l’embarras du choix : il y avait les docteurs de rue que le Dr Pregger avait formé pour prolonger misérablement la vie des misérables, il y avait des associations pour faire les classes d’école aux enfants des rues histoire de les instruire et leur donner l’illusion qu’ils pourraient avoir des chances dans cette vie, et du côté catho chez Mère Teresa il y avait aussi le choix entre Chichubavan, l’orphelinat, pour faire en sorte que des enfants abandonnés survivent jusqu’à être adopté par des mécréants d’occidentaux ou être relâché dans la misère de la rue, mais aussi le village des lépreux un peu à l’écart de la ville, ou alors une association dans la Cité de la Joie de l’autre côté du fleuve qui traverse la ville, une cité qui n’avait rien de joyeux mais un type avait écris un bouquin ou fait un film sur ce bidonville à l’époque, ce qui lui avait valut une petite notoriété, et enfin : «Kalighat», le mouroir emblématique, brrrrrr, ça fait froid dans le dos.
Bon, déjà le mot mouroir ne se traduit pas en portugais parce que ça n’existe pas, mais Teresa avait inventé cet endroit pour donner un peu d’amour, d’attention, d’affection, à des types qui n’en avaient jamais eu durant toute leur vie, et qu’ils puissent mourir sur une couche avec quelques marques d’humanité au lieu de crever comme des chiens dans la rue où ils ont passé leur vie. Ce n’était donc pas destiné à soigner ou guérir les gens, c’est d’ailleurs ce qu’on a le plus reproché à mère Teresa : de ne pas avoir assez médicalisé son mouroir. Mais pour dire la vérité, avec 3 repas par jour, eh bien la moitié des gens ressortaient sur leurs propres jambes (sauf quelques rares exceptions de cul-de-jattes), et l’autre moitié ressortaient les pieds devants, bel et bien morts.
Donc à Calcutta, il y a la rue des routards, volontaires et bénévoles en tous genre, c’est Sudder Street, mais sur le total de bénévoles, bien peu étaient affrétés au mouroir, même si tout le monde venait quand-même y jeter un coup d’œil pour voir à quoi ça ressemblait. Bon, pour moi, mon objectif était clair dès le début : si je vais dans un endroit où il y a un mouroir, ce n’est pas pour distribuer des pilules pour prolonger la vie misérable de misérables et critiquer Mère Teresa parce qu’elle ne distribue pas assez de pilules dans son mouroir, mais c’était quand-même pour voir un peu tout ça.
Une attraction morbide en quelque sorte. Les gens ne bossaient en général pas là plus de 2 semaines, l’infirmière qui a été envoyée là-bas par l’association Farinet payée 10’000 dollars n’a pas fait plus que ça, elle a bien vite bifurqué sur l’orphelinat pour finir par se répandre en récriminations contre Mère Teresa dans les journaux Suisse à son retour. Bon, moi j’avais bu la bouteille à Farinet destinée à la Mère, j’étais mal placé pour critiquer l’infirmière, mais quand-même : quelle connasse !
Oui j’ose le dire, parce que c’est moi qui apporte le chèque de 10’000 dollars à Mère Teresa (sans lui parler de la bouteille), c’est encore moi qui briffe l’infirmière à mon retour pour lui expliquer comment fonctionne le système, c’est aussi moi qui voit qu’elle va faire comme toutes les autres : 15 jours au mouroir, puis 15 jours de plage à Puri pour s’en remettre, puis bifurquage chez les orphelins ou les lépreux, … et c’est exactement ce qu’elle a fait !
Quelques années plus tard, Mère Teresa meurt et il s’ensuit une campagne de dénigrement publique sur la RTS (qui était la TSR à l’époque) et dans les journaux, je réponds au rédacteur en chef Eric Burnand et il me répond en me disant qu’il a un témoignage autorisé et de première main qu’il m’envoie en annexe de sa lettre et qui est justement un article à charge rédigé par la connasse… Que peut-on répondre à ça ?
Bon, j’ai répondu que je connaissais la bonne femme et que ça ne m’étonnait pas d’elle puisqu’elle avait suivi le cursus habituel des volontaires là-bas.
Bref, on s’en fout, parce que pour moi le mouroir c’était du mystique, c’était la faucheuse, l’odeur aussi, … ceux qui venaient visiter parlaient de l’odeur de la mort, je ne sais pas si la mort a une odeur, mais tout ça participait à une sorte de grande fresque macabre, et le chic du chic en la matière, c’était d’arriver à détecter le prochain type sur les 100 qui allait mourir, … ce que je ne suis jamais arrivé à faire. La spécialiste en la matière c’était Sister Look, la supérieure du mouroir, et elle pouvait prédire celui qui allait rendre l’âme dans le quart d’heure qui suit, donc elle m’indiquait vers qui aller et ça se passait comme elle disait (mais bon, elle avait fait les camps de réfugiés du Bangladesh de 1972, c’était de la triche, elle avait trop l’habitude).
Donc non, on n’était pas là pour soigner des types, les guérir et leur donner des anti-tuberculeux, on était là pour les accompagner dans leurs derniers moments, c’est ce que je faisais, et c’est ce que les autres occidentaux ne captaient pas : Pourquoi ne pas leur donner des médicaments et les guérir ?
- Eh bien parce qu’on est dans un mouroir pour mourir espèce de couillon !, pas pour guérir, sinon on va chez le Dr Pregger ou à l’hôpital, réfléchi un peu avant de parler !
Voilà, alors comme moi j’avais capté le principe du lieu, j’étais plus efficace et j’ai vu mourir plus de gens.
Et dans cette affaire, il y avait toujours un moment magique, un moment indescriptible, c’est LE moment, lors de la dernière pulsation sous notre pouce, lors de la dernière expiration, et enfin la délivrance... Ce moment ne peut être comparé à aucun autre dans la vie d’une personne à part sans doute sa naissance : il meurt au sein maternel pour émerger dans notre monde => un nouvel univers pour lui, qui se traduit par un cri, tandis que là c'était par une expiration.
On pourrait penser que je prends la chose un peu à la légère mais pas du tout. De mon point de vue, … non pour dire franchement, je peux prier dans toutes les situations, en moto, sur la chaise du dentiste, en conduisant une voiture, à Riacho Fundo, debout, assis, couché lorsque je fais ma prière du soir, mais il y a chaque jour un moment où je me mets à genou pour une demande très précise qui est le point d’orgue de ma prière, c’est lorsque je dis : «Seigneur, s’il te plaît, prends-moi dans ton Royaume, accorde moi la mort !»
Oui, je dis «s’il te plaît» un peu dans le genre du Christ à Gethsémani (genre : selon Ta volonté et pas la mienne), mais je lui répète quand-même chaque jour ma volonté pour qu’Il ne l’oublie pas. Donc je ne prends pas cette histoire de mort à la légère, je me mets à chaque fois à genou pour bien signifier qu’il s’agit là de ma demande principale, et je ne minimise pas la mort des gens du mouroir parce qu’eux, ils la méritaient vraiment. C’était des gens qui avaient souffert bien plus que moi et donc ils la méritaient bien plus que moi.
Je n’aime pas la mort, mais je sais que ça ne sera qu’un petit moment angoissant à passer pour arriver au but, à la finalité qui est la suite du programme. Parce qu’il faut bien le dire, plus grand-chose en ce monde ne m’intéresse. Pour venir ici, j’ai fais 12 heures d’avion, ça a été une horreur, je me suis requinqué durant 3 jours à Itapoã, la plus belle plage à l’écart de Salvador, cocotiers, eau à 28C°, jolies vagues pas dangereuses, pour attaquer les 12 heures suivantes en bus. Et vous voulez savoir quoi ? J’ai été faire des photos comme celle-là sur la plage :
… mais j’ai pas mis un orteil dans l’eau, même pas enlevé les chaussures pour sentir le sable chaud sous mes pieds, rien à cirer !
Parce qu’à la fin du compte, j’ai vécu le meilleur de la montagne en Suisse, j’ai vécu le meilleur de la mer aux Maldives et au Sri Lanka, j’ai vécu le meilleur de la jungle en Inde, le désert de Thar à 52° à l’ombre, l’Himalaya, toussa, bref, c’est du vu, du connu, donc si j’ai vu les extrêmes, c’est pas pour me contenter du tiède ici à Itapoã, la seule chose que je voulais c’était me requinquer pour attaquer mes 12 heures de bus, et maintenant que je suis ici, au-delà de la route asphaltée, au bout de la piste en terre, au-delà des transports en commun, je ne suis pas venu ici pour découvrir le monde ou vivre de grandes aventures mais pour m’enterrer. Et comment mieux s’enterrer que mort ??? Dans la terre, à côté de Zéca, pas de cercueil, mais quand-même dans mon pyjama et ma robe de chambre en soie histoire que je fasse bonne impression à Saint Pierre en arrivant.
Voilà, je n’attends absolument plus rien de la vie, juste un enterrement et passer dignement mon dernier souffle.
Alors oui, vous vous en doutez, quand l’envie est si forte, on peut être tenté de se faire un peu des films, genre précipiter volontairement la chose, mais je ne le peux pas, c’est contraire à mes principes, même si je sais que ça ferait plaisir à ma femme, eh bien non, je veux bien faire plaisir de toutes les manières possibles, mais pas ça. Parce que c’est Dieu qui m’a donné cette vie, et c’est Lui qui va me la reprendre, personne d’autre. Il y a quelques jours, je me suis dis que je pourrai quand-même le faire, parce que franchement, je ne vais manquer à personne si j’en juge par mon abondant courrier d’admirateurs. Déjà que je n’existe pas juridiquement et administrativement au Brésil, le 80 % de ma famille ne me parle plus, Dieu s’en accommodera bien aussi. Parce que si c’est Lui qui donne la vie, eh bien si je me donne la mort, c’est un peu comme si je crachais sur sa Sainte Face la vie qu’il m’a donné, non ? Il pourrait peut-être s’en offusquer... ? Oui, il pourrait, mais Sa miséricorde infinie pallierai au problème et j’irai quand-même au paradis.
Mais le suicide chez les jeunes c’est devenu un peu du business. A l’hôpital de jour, une jeune de 20 ans, Magritt, me dit : «Hier j’ai fait ma 50ème TS» ! Je lui demande ce que TS veut dire et elle me répond : «Tentative de suicide !» Alors je lui dis : «Putain t’es pas douée, 50 tentatives de suicide et pas réussi une seule fois ?! Si tu veux un coup de main...». Plus tard, à l’hôpital, aussi une jeune qui avale une plaquette de 20 valium, la dose maximale indiquée sur la notice c’est 20mg, donc 2 pilules, et là elle en était à 200mg avec ses 20 pilules. Elle a vrillé, les infirmiers ont flippé un peu parce qu’elle ne devait pas faire plus de 50 kilos, expédiée à l’hôpital cantonal, lavage d’estomac, retour encore un peu dans les vapes, et reçu un blâme (oui, c’est interdit de se suicider à l’hôpital, normalement ils se font virer mais là ils se sont contentés d’un blâme), et basta. On se retrouve donc avec plein de gens qui se suicident et pas un seul mort !!! (ça change vachement du mouroir ou personne ne se suicide et où il y a plein de morts).
Alors moi j’avais quand-même un peu étudié la question pour ne pas me louper à ma première «TS». Certains croient que j’avais déjà fait une «TS» en 1998 parce que je m’étais ouvert les veines, … mais j’avais bossé au mouroir, je savais très bien où se situait l’artère (sous le pouce), et j’avais bien fait attention à ne pas m’ouvrir l’artère, donc ce n’était pas une TS, je savais qu’en m’ouvrant les veine je n’allais pas mourir. Mais j’étais mal foutu, j’avais besoin d’aide, et je ne savais pas comment demander alors ça m’avait semblé être une bonne idée. Donc là non, j’ai une boite de 30 valium 10mg en réserve, une boite de 30 Zolpidem en réserve, donc à 300mg de Valium et 300 de Zolpidem, je devrai déjà être calmé, et ensuite sectionage des deux artères aux deux mains. Il semblerait qu’il n’y a que 5 % des types qui meurent en se coupant les veines de poignets (du genre de celle sur la photo de garde à qui il ne va rien arriver), mais je pense qu’en connaissant précisément la position des artères, on augmente le pourcentage, et s’il n’y a pas de coagulation intempestive, la durée de vie après sectionage est de 104 minutes, de quoi prier un rosaire (bon, normalement avec 300mg de valium et de Zolpidem on est plus trop au point mais bon), et en prime, la corde au cou sur mon tabouret pour être sûr que si je tombe dans les vapes, Zedchique ne me trouve et ne m’emmène à l’hôpital où tout serait à recommencer. Voilà, imparable : médics, artères, et corde debout sur mon tabouret pour assurer le coup au cas où tout le reste foire !
Je suis au point non ? Y compris m’assurer mon dernier rosaire pour faire passer la pilule au bon Dieu et faire mentir le directeur de l’hôpital de Nador pour la suite, parce que la miséricorde de Dieu est infinie, et donc infinie c’est infini !
Mais voilà, … tout le problème, c’est que j’ai bossé au mouroir, que je connais la faucheuse, que j’ai vu des types qui ont souffert beaucoup plus que moi et qui n’ont pas tordu le bras de la faucheuse pour partir avant l’heure, donc j’attendrais la mienne. Mais ça ne m’empêche pas de prier, … et même de faire attention. J’ai quelques animaux de compagnie sur ma propriété, il y a Brindille qui surveille la porte, une famille de tarentules qui se planquent dans le jardin et Pion, je l’appelais Pion parce qu’il était toujours figé comme un pion. En réalité c’était un scorpion, mais l’autre jour, il était rentré dans la maison, et le soir je le vois juste là, au-dessus du lit, sur la parois, donc je l’ai écrasé. Oui, les scorpions ne sont pas mortels mais ils provoquent un mal de chien et des tourments de fièvre sur plusieurs jours, donc je suis peut-être un adepte de la mort la plus prompte qui soit, mais pas maso, faut pas déconner !
Quelques anecdotes croustillantes sur le mouroir.
Vu la tournure des événements à partir du 21ème siècle et de la mort de Mère Teresa, et de la disparition de Sister Look, il me semble que je pourrais dire un mot du mouroir de cette époque (1991-92), parce que droit après Sister Look, il y a eu la gentille sœur Nirmala, et donc les choses ont déjà changé à ce moment.
Alors malheureusement, mon album photo est resté en Suisse, mais les anecdotes sont plus croustillantes que les photos, et de toutes façons, il était interdit de prendre des photos dans le mouroir, ce n’était pas une attraction touristique.
Bref, je me pointe à Calcutta le 20 novembre 1991 et je prends l’hôtel le moins cher de Sudder Street, le Maria Hôtel, 70 centimes la nuit. Je passe un jour de repos, et le 22 novembre, je me pointe au mouroir sans trop savoir ni quoi ni comment. Le mouroir est une annexe du temple de Kali, déesse des génocides et de la mort, et sainte protectrice de Calcutta… (ils ont pas eu le choix). Alors que je me ballade par là-dedans, il y a Sister Look (aussi surnommée «le dragon») la supérieure du mouroir, qui me voit et qui m’interpelle : «Hé toi, qu’est-ce que tu fais à rôder par là sans tablier ?», qu’elle me lance.
- Eh bien je viens travailler comme volontaire !
- Ok, alors prend un tablier accroché au mur et toi, oui toi l’américain, tu vas avec lui vider la chambre froide !
Je prends un tablier, l’américain s’approche de moi, mais Sister Look sent, perçoit, se doute que je suis nouveau, j’ai à peine 19 ans, donc il semble que j’attendris quelque peu son cœur de dragon parce qu’elle me demande :
- Comment tu t’appelles ?
- David.
- T’es nouveau ???
- Oui, je viens d’arriver.
- Tu crois que ça va aller ? La chambre froide, c’est des macchabées !
- Ben si je suis ici je crois que tôt ou tard il va falloir faire face à ce genre de situation, alors ça va aller.
- Ok alors bonne chance !
Bon, on entre avec l’américain dans la chambre froide qui n’avait de froid qu’un abus de langage, et là, sur les banquettes, il y avait 3 macchabées : deux adultes et un bébé, le regard voilé, brumeux, comme avec un voile sur les yeux, peut-être 1 ou 2 mois. Donc le job c’était de nettoyer les corps avec une éponge et leur mettre un linceul blanc autour. Mais ils étaient si maigrichons qu’on a pu caser les deux adultes sur le brancard et le bébé par-dessus, et en route pour Kalighat, sur les bûchers au bord du fleuve (mère Teresa payait le bois), et brûlés, tous les 3. Je n’ai rien fait de plus de la matinée à part regarder brûler ces corps avec une sorte de shaman qui faisait un rituel autour, avant de tout balancer à la flotte.
Voilà, ça c’était ma première matinée, et ensuite c’est devenu un peu plus routinier, parce qu’il a fallut se mettre à la vaisselle, au lavement des couvertures, des choses comme ça.
Les couvertures !
Il faut que je parle des couvertures parce que ça va avoir un lien avec Babou, le chapitre suivant. Donc bon, on s’occupe de mourants, genre de types qui ne se lèvent pas pour aller aux toilettes et laisser propre derrière eux. Alors le lavement des couvertures le matin, c’était un vrai boulot. D’abord dans un bac de 2 mètres cubes d’eau pour un premier lavement, ensuite dans un autre bac de 2 mètres cubes d’eau pour le nettoyage de finition, et ensuite on essorait tout ça à deux, en les vrillant jusqu’à la dernière goûte. Ensuite il fallait allait les étendre au soleil, à l’étage du mouroir. Je pense que je n’ai pas besoin de donner des détails, donc je me bornerais à dire pipi-caca, et il fallait faire ça propre, et donc mettre les mains dedans. Alors je ne sais pas ce qui s’est passé en 25 ans, mais quand je vois mes gamins flipper parce que quelqu’un a pété dans la voiture ou à la maison, poser des questions jusqu’à identifier le coupable (et pourquoi pas le punir pendant qu'on y est), ouvrir les fenêtres jusqu’à congelation de l’habitacle, putain, j’ai l’impression que tout le monde est devenu des chochottes, des précieuses, hétérosexuels peut-être dans les actes, mais homo quand-même dans la tête, à croire qu’une odeur de pet est aussi dangereuse qu’un covidien qui tousse ! Le cousin qui est venu me donner un coup de main durant 15 jours à l’époque s’est aussi collé à la corvée des couvertures, et je m’excuse, mais le type avait un doctorat d’économie en poche, il bossait à l’Américan Express à Wall Street, aujourd’hui il gère un fond de 5 milliards de francs Suisse, donc à côté de son pedigree, mes gamins c’est des bouseux, et il s’est collé aux couvertures sans rechigner !
Les lits étaient recouverts de plastique donc un coup d’éponge et c’était réglé. Fin de l’aparté des couvertures qui vous feront comprendre la suite...
Ceci dit... à tout bien considéré, je pense que le monde s'est chochotisé dramatiquement ces 30 dernières années, tous secteurs et lieus confondus. Il y a 30 ans, on buvait l'eau du Riacho, il y avait toujours un peu de terre et d'or dedans à Riacho Fundo, et on ne s'en portait pas plus mal. Aujourd'hui, ici on a l'eau du rio avec la terre et l'or dedans mais on ne la bois pas, c'est l'eau des robinets et de la douche, juste pour se brosser les dents et c'est tout, on boit celle de la mine qui est limpide, et malgré tout, tout le monde a un filtre, ... au cas où. Bon, moi j'ai peut-être pas d'assurance santé ni papiers brésilien qui me donnent accès gratuitement à l'hôpital de Brumado, mais je fais confiance à la mine et je n'ai pas investi un kopek dans un filtre à charbons, ... donc oui, ici aussi, les gens se sont chochotisés sur ces détails de pisse-vinaigre d'hygiénistes.
Barbier !
Mais comme j’étais habile de mes mains, j’ai pu rapidement abandonner mon job à la vaisselle et aux couvertures et je suis rapidement devenu le raseur en chef des crânes à poux, parce que les autres volontaires n’arrivaient pas à raser avec les rasoirs à barbier alors ils faisaient des coupures, et donc, comme je ne coupais pas, tout le monde voulait que ce soit moi qui rase… Donc à partir de ce moment, je n’avais plus rien à faire dans l’arrière boutique (vaisselle, cuisine et couvertures), je restais au contact avec les patients.
Babou !
Je me suis pris d’amitié pour le vieil aveugle tout au fond du mouroir, à la place 99 ou 100 je m’en souviens plus, contre le mur du fond, je l’appelais Babou (grand-frère), parce qu’il ne captait pas un mot d’anglais, et quand on est aveugle et qu’on ne parle pas la même langue, c’est pas facile d’établir le contact, mais je venais chaque jour le voir, lui apporter à manger, lui donner la douche, et il a appris mon nom, ce qui lui a été très utile, parce que le soir, lorsqu’il sentait que les volontaires s’en allaient, il criait tout le temps : «David, David !», et moi je savais ce que j’avais à faire => passer devant le lit N°1, entrer par derrière, passer en cuisine voler 5 ou 6 petits-beurre (histoire que ça ne se voit pas), continuer par les bacs de lavage du linge, ressortir par les douches, et arriver par là derrière jusqu’à Babou qui me disait : «Biscott, biscott !», je lui donnais ses 5 ou 6 petits-beurre et il les planquait sous son coussin, tout inquiet que quelqu’un puisse le voir (Sister Look veillait à la dépense), et il les grignotait lentement pendant la nuit, c’était son petit plaisir. Bon, au bout de quelques jours, il n’avait plus besoin d’appeler «David, David» et risquer d’éveiller la suspicion, c’est moi qui arrivait à la fin de mon service vers lui en lui disant : «Eh Babou : biscott», alors il levait déjà son coussin pour que je puisse les planquer sans que personne ne puisse voir.
Mais il a fait très froid le 24 décembre 1991, et comme Sister Look économisait sur tout, y compris sur les couvertures, au matin du 25, un volontaire me rapporte qu’ils avaient trouvé un gamin de même pas 10 ans mort devant l’entrée de l’Oberoï Hôtel, le meilleur hôtel de Calcutta, 150 dollars la nuit ! Bon, ils ont eu vite fait de le débarrasser de là, un pouilleux mineur mort devant un hôtel à 150 dollars la nuit, ça devait quand-même incommoder les clients. Enfin, durant ce Noël 91, le thermomètre est descendu à 8 degrés durant les nuits, et comme je dormais sur le toit-terrasse de l’hôtel Maria, à la belle étoile, j’avais dû demander un supplément de couvertures au patron, et puis c’est cette nuit-là qu’on a bu la bouteille à Farinet, on a fumé des pétards jusque tard le soir, et donc le lendemain j’ai pris ma journée et n’ai pas été bosser. Les volontaires croient qu’ils sont utiles mais en réalité pas du tout, mère Teresa avait assez de bonnes sœurs pour faire tourner toutes ses maisons sans volontaires, mais elle trouvait que c’était une bonne école de la vie, de voir la misère en face, donc elle laissait venir les bénévoles pour leur bien, mais je savais que si on loupait une journée, les sœurs palliaient à notre absence. Sauf que là non, j’aurai dû y aller, le 25 décembre...
Parce que lorsque j’y suis retourné, Babou était malade, tremblant, les sœurs voulaient l’emmener sur un des lits tout devant (là où les gens sont sensés mourir, les lits N°1 à 3), mais il ne se laissait approcher par personne jusqu’à ce que j’arrive et lui dise : «Eh Babou, David, biscott !», et là, il m’a laissé le porter jusque devant, il ne pesait pas plus de 40 kilos. Il avait de la fièvre et je voyais bien que c’était la fin des haricots, les sœurs le voyaient aussi, et elle s’affairaient pour tenter de lui poser une perfusion, mais je les avais déjà vu faire (l’aiguille qui rentre d’un côté et qui ressort d’un autre côté par la peau), et ça n’allait servir à rien, parce que Babou tirait là ses dernières cartouches, alors j’ai chassé les sœurs, bien contentes d’échapper à la corvée, et je suis resté seul avec Babou. Il ne m’a pas demandé de biscott, mais la mort étant imminente, je lui ai tenu la main en posant mon pouce sur son artère, tadam-tadam, et tout à coup, stop, plus de pulsation, dernière expiration, et Babou n’était plus. Je l’ai pris dans mes bras et l’ai porté comme je l’avais porté de son lit N°99 au N°2 jusque dans la chambre «froide», j’ai versé une larme, mais j’ai senti sa présence, à ma droite, un peu en haut, et me suis réjoui parce qu’il m’a semblé que tout était en paix, qu’il me voyait pour la première fois de sa vie, j’ai tourné la tête et lui ai dit : «Alors Babou, pas trop déçu de la tronche que j’ai ?», puis j’ai fait sa toilette funéraire et emballé dans le linceul.
Quelques temps plus tard, j’ai découvert l’armoire à couvertures, … une armoire, genre vachement grande armoire, avec plein de couvertures neuves, nickelles, sans le moindre trou, qui auraient pu empêcher Babou de tomber malade, mais que voilà, Sister Look veillait à l’économie, alors Babou est tombé malade. Avec le recul je me dis que si j’avais été sur place le 25 décembre, j’aurai pu empêché Babou de tomber malade même sans connaître l’existence de cette armoire, j’aurai piqué une couverture en quelque part ou j’aurai discuté avec Sister Look, quitte à lui montrer Babou tremblotant, c’était une dure à cuire, mais elle avait quand-même un cœur et je crois qu’elle m’aimait bien, on aurait trouvé une solution, mais là c’en était fini de Babou
Lady Diana
Le 14 février 1992, Sister Look me dit : «David, demain la mère va venir avec Lady Diana, à toi de voir !» Moi j’avais interprété ça dans le genre : «Eh gamin, tu te donnes bien de la peine, mais demain, avec Mère Teresa et Lady Di sur place, on sera tous au taquet, donc si tu veux rester à l’hôtel te la couler douce, c’est toi qui voit !»
Et c’était tout vu !
Donc le lendemain, même si compte tenu du tournus, j'avais pris du gallon au mouroir et que j'avais reçu le droit de me pointer avec mon appareil photo parce que les patients me connaissaient et que Sister Look savait que je n'étais pas un touriste, eh bien j'ai pris ma journée à fumer du hashish à Sudder Street avec les routards qui arrivaient là des 4 coins de la planète et qui avaient plein de meilleures histoires à raconter que les ragots de palais de Bukingham…
Et puis, … snober une personnalité aussi médiatique que Lady Di me semblait être une idée originale.
Mais le 16 février, quand j’y suis retourné, j’ai quand-même demandé aux volontaires comment elle s’était comportée, si elle s’était pointée avec des gants blancs et un masque sur le visage, eh bien non, elle avait été digne, sans gants ni masque, elle avait serré la main aux mourants, dont une bonne moitié devaient avoir la tuberculose, alors avec un peu de recul je lui dis «chapeau», à Lady Di, elle s’était comportée respectueusement.
Babou II (non, pas le retour)
Babou II était un petit vieux plein d’escarres à force de rester dans la même position sur son bout de trottoir, et duquel je m’étais aussi pris d’amitié. Je ne sais pas pourquoi j’aimais bien les petits vieux, peut-être parce que je n’ai jamais eu de grand-père, j’en sais rien, mais je m’y était attaché et je m’en occupais bien, que ce soit pour lui donner la douche ou à manger, et pareil que le premier Babou, il ne captait pas un mot d’anglais, mais celui-ci n’étais pas aveugle et il était marrant. Alors pourquoi Babou, eh bien parce que comme pour le premier, ça signifiait «grand-frère», j’utilisais ce mot si, comme pour le premier, je n’arrivais pas à savoir leur nom, ou comme pour lui parce qu’il avait un nom trop compliqué à prononcer. Celui-ci était marrant parce que pour passer le temps durant la journée, il provoquait cris et hurlements auprès de son voisin de lit. Donc les volontaires arrivaient vers le voisin pour voir ce qui n’allait pas, mais le type était un peu détraqué et à part crier et s’agiter, il ne savait pas expliquer grand-chose. Mais moi j’avais compris l’astuce parce que j’avais déjà vu faire, c’était Babou qui le pinçait lorsqu’il avait envie d’attirer l’attention et l’attraction autour de son lit. Donc quand le voisin criait, ce n’était pas vers lui qu’il fallait chercher le problème, mais aller gronder un peu Babou qui se marrait comme un bossu de l’effet qu’il produisait chez le voisin un peu fou...
Mais Babou a aussi décliné, et les derniers jours j’étais anxieux, il n’était pas assez mal foutu pour l’emmener sur les lits 1 à 3, mais ça faisait 2-3 jours qu’il n’avait plus pincé le voisin, je voyais bien qu’il allait de moins en moins bien, et je voulais à tout prix être à ses côtés lors de son trépas. Alors durant les derniers jours, chaque matin j’arrivais un peu anxieux au mouroir en espérant qu’il ait passé la nuit, et un matin je suis arrivé, je vois que le lit de Babou est vide, je me précipite aux toilettes et je vois qu’aucune bonne sœur ne l’a emmené là, je regarde dans les douches et il n’est pas là non plus, et c’est la mort dans l’âme que je me rends à la chambre froide et que je trouve Babou, mort, sur la banquette. J’ai fais sa toilette funéraire comme pour les autres, mais triste de n’avoir pas pu être là durant ses derniers instants.
Le jeune qui croyait qu’il allait mourir
Tout par un beau jour, ils nous emmènent là un gamin de 15-16 ans, maigre comme un clou, côtes saillantes, le type n’avait vraiment pas bonne mine, il geignait et se tortillait sur sa couche... Bon, je me suis dit que j’allais l’avoir à l’œil parce qu’il n’allait pas faire long. Je m’installe donc à côté de sa couche et essaye d’embrayer une conversation, le consoler, lui proposer un peu d’eau, bref, je ne sais pas trop quoi faire, mon vocabulaire de bengali se limitait au strict minimum, et le type restait sur ses gémissements comme s’il allait passer l’arme à gauche d’un instant à l’autre... Heureusement, Sister Look passe par là, observe un moment cette comédie avant de me dire en anglais : «Mais qu’est-ce que tu fous là David ?» (Wath do you doo in this fucking place ?), non je déconne, Sister Look avait une certaine tenue quand-même. Je lui montre le jeune et lui dit qu’il n’a pas l’air dans son assiette, elle se penche vers le gars et lui donne une paire de baffes, allez-retour. Le gars est choqué et se redresse sur sa couche pour comprendre ce qui s’est passé, et un gars qui geint et qui se redresse sur sa couche après une paire de baffes c’est tout sauf un type à l’article de la mort, alors Sister Look me dit : «T’inquiètes pas pour lui, il ne mourra pas aujourd’hui, vas plutôt t’occuper du numéro 3, il n'en a pas pour un quart d’heure».
Donc je laisse Baba (petit frère) et m’en vais voir le numéro 3 qui est vachement mal en point et qui meurt 10 minutes plus tard. Comme quoi, Sister Look n’avait ni besoin de faire un check-up approfondi ni d’examens de sang pour savoir si le type était réellement si mal foutu ou bien s’il faisait du cinéma. Et Sister Look, c’était pas le genre de bonne femme qu’on pouvait poursuivre en justice pour une paire de baffes, à cette époque c’était la supérieure toute puissante du mouroir, tout le monde avait peur d’elle, elle maîtrisait totalement la situation.
En fin de compte, après une quinzaine de jours d’alimentation correcte, Baba s’en est remis et est ressorti vivant du mouroir...
Celui qui m’a réellement converti au catholicisme : Mutti Lahl Dash
Encore un petit vieux que j’ai quasiment ressuscité, parce que je l’aimais bien Mutti, et il avait aussi un peu l’esprit taquin comme Babou II, mais il variait les enquiquinements. Mais là ça faisait 2 mois que j’étais à Calcutta et j’ai pris quelques jours de repos au Sikkim, dans l’Himalaya, même pas une semaine, juste prendre un peu l’air frais de la montagne. Quand je suis revenu, Mutti était sur le lit N°1, ce qui était de très mauvaise augure, surtout sous le règne de Sister Look qui n’avait pas l’habitude de se planter à propos des mourants. Bref, Mutti avait cessé de s’alimenter, me regardait à peine contre, donc j’ai entrepris de passer du temps à le nourrir. Trois quart d’heure pour lui donner la moitié d’une assiettée à midi et autant de temps pour une moitié d'assiette le soir aussi, rude… mais le gars se remet gentiment, et après une dizaine de jours, le voilà déjà dégagé du lit N°1 pour retourner en arrière, là où on est pas censé mourir tout de suite. Mutti parlait un peu l’anglais, et a un moment, il s’assied sur le bord de son lit, me regarde et me demande :
- Mais pourquoi tu m’aimes autant ?
… ? J’ai pas fait dans l’affectif primaire ou l’émotionnel et j’ai été au plus simple en lui disant : «Tu sais Mutti, mon Dieu nous a dit que tout ce qu’on ferait aux plus petits ou aux plus pauvres, c’était à lui qu’on le faisait, alors si je l’ai fait pour toi, c’était pour honorer mon Dieu.»
Il me demande interloqué : - Mais c’est qui ton Dieu ?
Et là, il y avait un grand crucifix avec un Christ crucifié au-dessus de la porte du mouroir et je lui montre en lui disant : - C’est lui, il s'appelle Jésus !
Il regarde ça et me répond : - Eh ben, il a pas bonne mine ton Dieu, c’est quel Dieu qui l’a cloué à cette croix ?
- C’est pas un Dieu, c’est nous, les humains.
Et alors là ça sort totalement de son champ de compréhension et il joint le geste à la parole avec un mouvement de la main en disant : - Non, ça c’est impossible, les humains ne peuvent pas tuer des Dieux !
- Oui, tu as raison, mais il est venu sur la terre comme un homme, avec la condition humaine comme toi et moi, de chair et de sang, mais les hommes l’ont rejeté, il a accepté le rejet, la souffrance et la mort en sacrifice de tous nos péchés, parce qu’il nous aimait. Vous sacrifiez bien des animaux à vos dieux non ? Eh bien lui il s’est sacrifié tout seul pour nous sauver la mise, mais pour bien montrer qu'il était Dieu, 3 jours après sa mort il est rescussité dans la gloire...
Et ça c’est très étonnant pour un hindou, parce que les dieux hindous n’aiment pas tellement les hommes, on est plutôt de petits êtres méprisables pour eux. Mais de voir Mutti Lahl Dash totalement ébranlé dans sa perspective, je voyais bien que nous, les occidentaux, on a tellement l’habitude d’un Dieu si bon qu’il se sacrifie pour nous qu’on se dit : «Oui, Jésus, la croix, toussa, c’est très bien, c’est gentil, il ne pouvait pas tellement faire autrement, c’était écris, eh puis c’est comme l’Oréal, on le vaut bien !»
C’est à ce moment que j’ai compris que non, ce n’était pas du tout naturel que des dieux si puissants puissent aimer et se préoccuper de petites créatures comme nous, et depuis ce jour, chaque dimanche quand le prêtre venait célébrer la messe au mouroir, Mutti me demandait de l’aider à marcher jusque devant, pour voir ce que le type habillé en druide allait bien encore pouvoir raconter sur ce Jésus qui s’était sacrifié et pour lequel David se donnait tant de peine.
En fin de compte, je crois que ça a comme été une double conversion : Mutti était vivement intrigué par ce Dieu, et moi je prenais conscience que non non, ce n’est pas du tout normal qu’un Dieu paye de sa personne comme ça, on n’est pas l’Oréal, faut pas déconner !
Je n’ai pas vu Mutti mourir, il est resté vivant, au mouroir quand-même, mais je suis parti avant qu’il ne passe de mort à trépas (si on peut dire).
Babou III
Bon, après 3 mois j’ai été propulsé infirmier du mouroir, parce que le tournus était vraiment important et parce que le docteur ne passait qu’une fois par semaine et qu’il n’avait pas de temps pour s’occuper des bagatelles.
Babou III parlait un peu l’anglais mais je ne me souviens plus de son nom, il ne semblait pas à l’article de la mort, mais n’arrivait plus à marcher à cause d’une blessure sur le pied droit, une petite écorchure de 2 ou 3 centimètres de long sur le dessus du pied…, rien de grave à priori, mais un pied de 15 centimètres de haut quand-même.
Donc je prends à coeur mon nouveau statut d’infirmier, j’arrive avec mon plateau avec gaz, ciseaux, cuttips, solution désinfectante, pinces, bref, tout ce qu’il faut pour désinfecter une plaie et lui faire un bandage en bonne et due forme. Sauf que son pied et sa petite écorchure était pleine de pus, … alors je commence à creuser, au bout d’un moment il me sort des vers, je continue, et après une heure ou plus de nettoyage, j’en suis aux phalanges, … je verse dedans du désinfectant, le type a dû souffrir mais il serrait les dents parce qu’il voyait que je m’appliquais et que j’essayais d’y aller le plus doux possible, et à la fin du compte je lui fais un bandage que je change tous les jours, ça cicatrise, et il ressort à pied du mouroir, c’était mon petit succès d’infirmier !
Le chrétien hyper éduqué !
Un beau jour, arrive là un type avec des lunettes dorées, qui parle un anglais parfait, super poli, un extra-terrestre dans le mouroir...? En réalité un chrétien qui avait dégringolé de l’échelle sociale à cause de misères de la vie et qui se retrouvait sur le trottoir avec toute sa famille, et quand on se retrouve sur le trottoir à Caclutta c’est très difficile de se relever. Bref, il s’était privé de nourriture pour la donner à ses gamins, … donc pas vraiment un mourant au sens strict (enfin oui, s'il ne recommençait pas à manger, il allait tout droit à la mort), mais néanmoins un type à remettre sur pied et c’est ce qui se passe, après une dizaine ou quinzaine de jours de bonne alimentation, il est sur pieds et ressort du mouroir.
Il sort le matin après le petit-déjeuné et je le croise là à midi, sur la place de Kalighat, avec sa petite famille, une femme et deux enfants. Je le salue et il me demande si je ne peux pas lui trouver une jackette ou un chandail, bref, une petite laine contre le froid pour la nuit. Alors j’ai envie de lui faire plaisir, je remplis un sac Migros avec plein de trucs, des biscuits, des couvertures, une plaque de chocolat, 2 kilos de riz, et une enveloppe avec 400 roupilles dedans (c’est beaucoup, les mendiants de Sudder Street ne mendiaient qu’une seule roupille) 400 roupilles ça représentait 20 francs ! Je lui donne le sac quand je retourne bosser l’après-midi et le recroise le lendemain sur cette même place. Il me remercie mille fois et me dis qu’avec les 400 roupilles il avait pu acheter par moitié un «local», à l’intérieur, … en réalité, un entre-sous-sol de même pas 4 mètres carré avec une planche pour fermer, mais qu’il lui manquait 300 roupilles pour payer le tout. Il était mieux là que dans la rue à la merci des rats, donc je lui ai ramené le reste et il a pu abriter sa famille des rongeurs (à Calcutta, on estimait qu’entre 500 et 800’000 personnes dormaient chaque nuit dans la rue).
Mère Teresa
Non, je n’ai jamais vu Mère Teresa au mouroir, uniquement le matin à la maison mère pour l’adoration et la messe, donc j’en parle pas.
Stéphan
Stéphan c’est le bon copain, volontariste, avec des cheveux à la Robert Smith de The Cure, moustache mousquetaire et barbichette. Le type débarque sur la terrasse du Maria avec son copain Christian (un bellâtre qui ne valait pas grand-chose), juste de passage à Sudder Street. Il s’étonne que je suis là depuis 3 mois et me demande comment ça se fait puisque la ville est plutôt pourrie. Lui il arrivait tout droit des plages de Thaïlande avec son copain à qui il avait payé 2 putes thaïlandaises pour son anniversaire 3 jours plus tôt, pas catholique pour un sou, Mère Teresa ??? Peut-être vaguement entendu parler mais guère plus, … mais... :
- Quoi ? Un mouroir ici ??? Je veux voir ça, dis t’es un brave gars tu m’emmènes ???
ça n’augurait rien de bon parce que j’avais déjà fait visiter à Vincent, un Belge, qui est ressorti 4 fois vomir durant la matinée, qui a complètement pété les plombs par la suite, interné, renvoyé après 40 jours d’internement, je l’avais raccompagné à l’aéroport et il était vraiment au fond du bac, du genre : «Putain David, t’as 19 ans, tu bosses comme un chef, j’ai 33 ans et je tiens à peine une matinée à dégueuler, je retourne en Belgique comme une merde, je ne vaux rien, même pas l’air que je respire...»
Donc le Stéphan, tout enthousiaste, la trentaine aussi, je me demandais ce que ça allait donner, mais ça a été for-mi-dable. Non seulement il s’est collé aux couvertures sans broncher, mais sa bonne humeur naturelle l’a vite fait passer du côté des mourants et c’était toujours le type qui mettait l’ambiance à l’étage lorsqu’on faisait la pause, à côté des couvertures qui séchaient, un vrai chef ! Et ce qui était bien avec Stéphan, c’est qu’il avait l’art de tout dédramatiser. Parce qu’il faut quand-même le dire, mon éducation me disait que fumer du haschisch c’était mal, aucun excuse, donc je culpabilisais à chaque fois un peu. Mais pas de ça avec Stéphan, bien au contraire, après une journée bien remplie quand on terminait le soir à 18h00, en allant prendre le métro ou dans le métro, ou lors du chemin entre le métro et l’hôtel, lui c’était à chaque fois : «Putain David, on a bien bossé aujourd’hui, hop, un bon joint, ensuite une bonne bouffe, et ensuite encore un bon joint et tu verras, on va bien dormir !» Stéphan a bossé comme un chef durant 15 jours, il aurait même fait plus si son incapable de copain n’avait pas insisté pour se barrer de là, et je peux vous dire que 15 jours c’est très bien, parce qu’en général, les types qui venaient de Sydney, New-York, Tokyo ou Grimisuat EXPRES pour bosser au mouroir, eh bien 15 jours c’était leur date de péremption générale à part quelques exceptions notables que je peux citer : Christophe Gourdon qui a prit ma relève, infirmier parisien de son état, un maçon japonnais qui a été propulsé infirmier du mouroir en même temps que moi parce qu’il avait aussi tenu 3 mois, et l’infirmier Israélien qui avait aussi dû faire 3 mois, parce que c’est quand il est parti et qu’il n’y avait plus de volontaires médicaux qu’on a été propulsés infirmiers du mouroir. Alors voilà, hommage à Stéphan le mécréant qui s’est donné corps et âme pour entraider ces mourants.
Nicolas Vuignier
Mon cousin, économiste à Wall Street, venu juste 15 jours pour me rendre visite et bosser aussi un peu. Il avait 27 ans, je me souviens de son arrivée avec sa valise Delsey à roulettes (un des tous premiers modèles du genre), … sur les trottoirs défoncés de Calcutta les roulettes étaient bien inutiles. Bref, tous les routards sont sac à dos et lui il arrive avec une valise Delsey (TM) à roulette : déconnecté du réel le gaillard !
Mais on y va, il bosse, et il bosse bien, et entre midi et 15h00, quand je lui apprends que le Toligunj Club est ouvert aux volontaires de Mère Teresa, le club des milliardaires de Calcutta, eh bien il faut qu’on y aille ! Idem que pour les joints, je n’ai jamais été très à l’aise donc je savais qu’on avait cette permission mais je n’en avait jamais fait usage. Mais là non, avec Nicolas c’était boulot de 08h00 à midi, Toligunj Club de midi à 15h00 et re-boulot au mouroir de 15 à 18h00, genre d’endroit que si t’éternue, t’as 3 types avec des gants blancs qui t’arrivent dessus pour te proposer un mouchoir en soie… Piscine,, et même cigare dans la piscine, club sandwich, la totale !
On a aussi été visiter la banque American Express de Calcutta, ses copains à New-York lui avaient donné l’adresse, donc on est attendu, et on y va : Marbre noir par terre, une bonne femme qui court à l’étage prévenir que le golden-boy Suisse qui bosse au siège à New-York est là, et dans les étages, quelques managers qui s’affairent pour nous recevoir. Bon, moi j’avais le look hippie, boucle d’oreille et bandana avec des jeans qu’on n’oserait même plus mettre aujourd’hui avec la mode des trous, mais Nicolas, il présentait bien. On est reçu par des Messieurs, café servi, discussion : «Ahhhh mais c’est formidable, vous êtes venu voir votre cousin et travailler à Kaligath, c’est for-mi-dable, on devrait tous faire des trucs comme ça une fois dans notre vie. Vous êtes descendu à quel hôtel ?»
Lui : - Au Maria Hôtel.
Le manager : - Jamais entendu parler !
Moi : - C’est à Sudder Street…
Le manager : - Mais vous y êtes bien ? Vous savez, pas loin d’ici il y a l’Oberoï hôtel, c’est le meilleur hôtel de la ville et pour un tarif tout à fait modeste compte tenu des prestations, je connais le directeur, vous voulez que je l’appelle pour réserver une chambre ?
Moi : - Non c’est bon, le Maria Hôtel c’est le top à Sudder Street, il ne va pas à l’Oberoï !
Le manager : - Bon, d’accord, comme il vous plaira, revenez nous voir quand vous voulez…
En fin de compte, j’ai quand-même emmené Nicolas à Puri à une nuit de train de Calcutta, déjà pour aller voir un peu le lieu de villégiature de tous ces volontaires fatigués, et aussi parce que j’en avais entendu des choses, et aussi parce que Nicolas le méritait bien, juste 3 jours de détente. Mais c’est une autre histoire…
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Bon, eh bien on va en rester là avec les anecdotes du mouroir, parce que ça valait quand-même la peine de raconter un peu sous ce sujet de la mort, car la mort habitait là et frappait délivrait tous les jours des gens, et puis après moi, j’ai appris que les volontaires avaient eu la peau de Sister Look, en tout cas Mère Teresa l’a sortie de là pour mettre sœur Nirmala à la place, une gentille, mais bien moins compétente, donc je pense qu’à partir de 1993, le mouroir n’a plus jamais vraiment été ce qu’il avait été lorsque j’y étais, d’où ce petit témoignage.
… et ces quelques écritures de souvenirs m’ont motivé à écrire sur l’Inde, parce qu’ici au Brésil je ne bouge pas vraiment, et sur l’Inde il y a tellement de choses à raconter que je vais faire des sujets d’écriture, sur Sudder Street on pourrait en faire un bouquin, sur la gare d’Howra un autre, sur les flics un troisième, sur les mafias un quatrième, et sur notre tour de l’Inde un 5ème et 6ème volume, mais je vais condenser tout ça en 6 petits textes comme celui-ci, et ainsi je vais aussi pouvoir parler un peu de Mère Teresa ;-)
(et désolé pour les photos, j'aurai bien voulu vous présenter l'intérieur du mouroir, le vieil aveugle, Mutti et les Babou, ... mais l'album est en Suisse)