C’est ce que j’essayais maladroitement de définir dans mes cogitations hospitalières en usant de termes comme pureté ou innocence.
En réalité, c’est ce qu’il reste quand tous les masques sociaux sont tombés.
Il n’y a pas à faire, on cherchera toujours, d’une manière ou d’une autre, l’approbation d’autrui, même si cela signifie enfiler le masque social correspondant. Mais à un moment donné, quand la famille, la réputation, les relations sociales et amicales, bon, eh bien quand tout a été massacré, il ne reste plus tellement de simagrées à faire à tel ou tel, ça en devient même insupportable. En devenant qui on est vraiment, authentique, ça suscitera forcément l’adhésion et le rejet. Un Macron ne suscitera que le rejet à la longue, c’est trop visible qu’il cherche à s’adapter à son environnement, mais quelqu’un d’authentique suscitera l’adhésion et le rejet, dépend du point de vue de chacun.
C’est peut-être ce qui me manque le plus dans le monde tel qu’il a été fabriqué : il n’y a plus grand-chose d’authentique. Les jeux sociaux sont aussi devenu d’une complexité infinie avec les nouveaux réseaux sociaux, qui sont tout le contraire de l’authenticité. Mine de rien, ces réseaux sociaux font qu’en 6 mois et demi au Brésil, je me suis fait infiniment moins d’amis qu’en 1992-93, dans un bled encore plus perdu dans les sierras. Donc là non, je me suis forcé d’ouvrir un instagram et un wathsapp, mais je vois bien que ça n’a pas mené tant loin. Donc même perdu au fond du Brésil, le smartphone et les réseaux ont tout massacré car hors d’eux, il ne reste quasi rien.
Il reste des territoires authentiques, mais plus beaucoup de gens authentiques… D’où peut-être cet attrait pour la savane, parce que plus authentique que ça, c’est difficile à faire. C’est un endroit où un gars dans mon genre aurait eu ses chances jadis, mais aujourd’hui un type comme moi est une anomalie dans la savane, il devrait être mort depuis longtemps ! Mais voilà, nous les humains, on a trouvé des astuces dont le monde animal n’a pas accès…
Mais pour inventer ces astuces (une caravane et une voiture par exemple), il a bien fallut se compliquer la vie, faire de la pub et autres simagrées. Au Salon de l’Auto de Genève, sans hôtesses sur des talons de 15 centimètres de haut 8 heures par jour autour des voitures, et qui ne connaissent même pas la différence entre une propulsion et une traction, … eh bien si tu l’as pas, sur ton stand, t’as l’air d’un con et puis c’est tout ! Toi tu viens présenter tes bagnoles avec des vendeurs qui ont appris tout le manuel par cœur et t’as pas d’hôtesses sur échasses ? – La loose !
Et donc on ira acheter l’autre voiture moins bien sur le stand d’à côté, mais au moins un stand avec les hôtesses. Voilà le genre de truc qu’on fait subir à des jeunes filles contre 300 balles par jour, et elles le font, avec le sourire (il est d’ailleurs obligatoire sur le stand).
Enfin, vous voyez le genre, tout ça, toutes ces simagrées, j’en peux plus.
J’ai participé à ce monde-là, horlogerie de luxe, paillettes et champagne, mais quel cirque. En Suisse et en horlogerie, on a de sacrées bases authentiques, depuis le fermier de la vallée de Joux qui fabriquait des mouvements l’hiver aux plus prestigieuses maisons genevoises, mais le peu de jus qu’il reste de l’authentique, on le disperse dans le marketing et le business.
Je suis totalement inadapté à ce monde, qu’est-ce que Dieu va bien pouvoir faire de moi ?
Vous savez quoi ? Je vais aller dans la savane, je vais vraiment y aller, je vais réussir à passer. C’est un peu dingue, mais ici tout m’est pénible, y compris aller acheter des trucs facilement trouvables en magasin, mais je pense que je ferai un effort encore plus important pour m’approvisionner dans la savane sans que cela ne me soit autant pénible. Et puis tous les papiers, les procédures, les factures, les impôts, toutes ces lettres…, je n’y arrive plus.
Papa me dit que c’est une fuite, et il a bien raison, c’est une fuite des problèmes et aussi une fuite vers l’authenticité, là où il n’y aura plus personne à épater, et une fois là, je pourrais enfin commencer le plus grand voyage de ma vie, celui qui va me mener de ma tête à mon cœur.
Mais voilà, … la savane, faut vraiment avoir tout perdu pour penser à des trucs pareils !
Je vois aussi que je n’ai pas d’autre chemin parce que la vérité, c’est ce que je dis à tout le monde depuis le début septembre : «Cette fois-ci, j’ai vraiment besoin d’aide, pas seulement psychiatrique, mais assistante sociale, curateur, des gens de l’extérieur qui peuvent aider».
Mais c’est étonnant, je dis, je demande, j’exprime clairement il me semble les choses, et de l’autre côté, c’est comme si on se disait : «Mais non, Monsieur Vuignier ne va pas si mal, je l’ai encore vu fumer un cigare tout à l’heure… !»
Papa me conseille de m’engager dans du bénévolat, mais c’est moi qui ais besoin d’aide et je ne suis plus en mesure d’aider personne, je vis en reclus dans une caravane, tout contact social m’est pénible, que voulez-vous dire à ça ?
Je crois que si j’avais été normalement constitué, j’aurai dû mourir de chagrin en mai dernier, 2024, mais j’ai réussi à aller jusqu’à Lourdes et au Maroc…, et je suis encore vivant maintenant !??
Et ça c’est un sacré problème, quand personne ne vous croit, on pense qu’il suffit d’expliquer et qu’il va comprendre, mais en réalité ça ne sert à rien d’expliquer, tout le monde se fie plutôt à l’habit qu’au moine, et si j’arrive à garder un certain self-control, je peux bien être suicidaire à l’intérieur, personne ne le percevra, ni même le docteur, ou alors on lui dit et il ne comprendra pas.
Alors la voilà toute simple la vérité : J’ai besoin d’aide, je vis en reclus dans cette caravane sur un terrain vague, mais comme personne ne croit réellement que j’ai besoin d’aide, ils ne vont ni la fournir ni la proposer, et je vois ce que je fais si je reste ici : Je ne m’alimente même plus, je n’ai plus goût à rien.
Si j’avance, même s’il me faut 3 jours juste pour traverser la Suisse (ce qui ne sera pas le cas), eh bien j’avance, je m’alimente au restoroute, je me repose sur une aire différente à chaque fois, je roule ce que je peux le matin, puis je mange correctement, puis je fais une sieste, et ainsi de suite. Parce que s’il y a bien un truc que je ne peux pas accepter depuis ma séparation, c’est que personne ne me fasse à manger. Et donc moi non plus ! Je ne cuisine pas, la caravane n’est pas faite pour ça, en bientôt 2 ans, j’ai dû cuisiner 3 fois dedans et je m’y refuse catégoriquement ! Alors quand il en est ainsi, je me rabats sur la nourriture primaire : bananes, yaourt, snickers, madeleines, pain et miel (et encore)… juste ce qu’il faut pour me maintenir en vie.
Durant une traversée pareille, il y aurait un investissement énergétique et un repas automatique au restoroute, et ensuite, en Afrique j’imagine que c’est un peu comme en Amérique du Sud, les hommes ne cuisinent pas, donc je devrais retrouver mes repères…
Maintenant je dois quand-même me livrer à un petit exercice mental et me poser la question inverse de tout le monde, parce que c’est peut-être précisément ce qui m’intéresse dans les scénaris de tout mes proches : je vais me faire tuer, dans une marmite sur le feu avec un sorcier qui met les épices… Bref, que ce soit de la main des hommes ou des bêtes, ce trip africain est tout de même censé m’apporter la mort dans un avenir raisonnable. Mais voilà, j’ai trouvé un nouvel itinéraire bien plus facile jusqu’au Kenya, et donc la question inverse de tout le monde que je me suis fait c’est : «Et si tout se passait à merveille, comme je l’ai imaginé ?» En gros, je suis accepté sur le territoire d’un lion avec ma caravane, je vois le cycle de la vie (tuer ou être tué), je fais des tas de photos comme en a fait le jurassien du reportage avec le même matériel que moi, j’ai un village à une demi-heure de piste pour l’approvisionnement, et je stationne dans ma réserve avec tous les animaux. Je reste combien de temps ? Un mois, 3 mois ?
Franchement, au-delà de 3-4 mois, j’aurai vécu et vu ce que j’aurai voulut vivre voir, et basta. Pour rester plus longtemps, il faudrait devenir une sorte de vedette : le type de la Caravane de l’Espoir qui vit avec les lions ! Les influenceuses du monde entier vont déferler, jetant leurs soutien-gorge aux lions, et se jetant nues sur moi. Ça c’est le bon côté des choses, l’autre c’est qu’il va falloir que Cyril Hanounah trouve le moyen d’installer une liaison par satellite meilleure que la mienne pour me faire passer avec l’image (je n’aurai que le son sur mon système), et je vais raconter mes salades à la télé.
Ici c’est le triple piège : le premier c’est que tu deviens intéressant parce que tu vis avec des lions, donc ça me condamne à vivre avec les lions et pas question d’aller 3 mois se reposer au Brésil. Le deuxième piège c’est que ça va provoquer un intérêt passager mais assez intéressant pour que mes parents puissent dire fièrement : «C’est notre fils» !, et le dernier piège c’est qu’après l’intérêt médiatique, lorsque plus personne ne s’intéressera à ce que devient l’homme qui vit avec les lions, il restera moi, seul, comme au début. Seulement qu’au lieu de faire 3-4 mois de contemplation et de méditation, eh bien j’aurai fait le clown pendant 8 mois pour amuser la galerie, et après… au même stade qu’après les 3-4 mois, mais sans la contemplation et la méditation parce qu’agité à chercher quelque reconnaissance…
Alors le final de cette histoire, que ça ne dure qu’un hiver anonymement ou 8 mois d’affolement médiatique, c’est qu’à la fin de l’histoire, je serai toujours aussi seul, et pour dire la vérité :
«Au secours !»
J’erre sur la surface de la terre sans but ni objectif avec la marque de Caïn sur le front, personne n’a jamais essayé, ne peux ou ne veux me tuer, j’en sais rien, mais je constate, et je pense que personne ne me tuera, et je pense que même les lions ne me boufferont pas, mais la vérité c’est que même si je fais tout ça et que personne ne provoque ma chute, connu ou pas connu, je me sens complètement perdu, et il me reste une trentaine d’années d’espérance de vie, … c’est beaucoup trop !
Je devrais laisser les choses se faire comme elles doivent se faire et terminer comme Julien, plate, à attendre l’Heure. Comme le lion, j’ai régné sur mon petit royaume, ma maison, j’en ai été éjecté, j’ai erré en me nourrissant de ce qu’on voulait bien me donner ou me vendre, et il me semble qu’à ce moment, comme pour le lion détrôné dans sa savane, on pourrait dire : Allez, game over : Rideaux !
Au lieu d’admettre que ma femme a toujours raison et que ma place est dans un foyer, je pars au Maroc, ça se passe mal, je pars au Brésil, je fais quand-même une maison mais ça se passe mal quand-même, et là les infirmiers du pavillon des Lauriers sont déjà prévenu que j’allais revenir, donc c’est comme si c’était cousu d’avance : cette virée africaine est vouée à mal se terminer, comme tous les autres voyages d’ailleurs, l’ai-je fais remarquer aujourd’hui à mon père. En Inde je suis revenu en catastrophe et Théotiste a dû s’occuper de moi, en Amérique du Sud, je l’ai appelé à l’aide et il est venu. Au Maroc et au Brésil ça s’est aussi mal terminé, il n’y a pas de raisons que ça change...
Grimisuat, le 12 octobre 2025
Je rajouterai ici un petit texte sur Dieu prochainement, parce qu'il commence à déconner méchamment, le vieux briscard !